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mardi, 20 janvier 2009

Madeleine

horloge.jpg

Encore un après-midi long, morose et sans saveur qui s'annonce, un de plus, une belle journée ensoleillée qui fait fuir au plus loin les spectateurs en manque de lumière. C'est ce que je me disais, vendredi dernier, en regardant l'heure à l'horloge du cinéma près de chez moi. Seul, un couple d'amoureux se dévorait du regard en buvant un café sur fond de musique douce, je n'existais pas pour eux, ils étaient seuls au monde, et c'est bien normal quand on est amoureux. Pour faire passer le temps, je lisais l'heure en basque, c'était mon cours de la veille, et toutes les deux minutes, je répétais : hiruak eta laurden, hiruak eta hogoi ta zazpi dira (1). Dire l'heure en basque c'est déjà faire passer le temps. J'en étais là de mon travail harassant quand est apparue, entre la pendule et moi, une mamie tout sourire. S'appuyant à peine sur une canne, elle est arrivée comme la reine mère dans son palais. Aussitôt Elle m'a commandé un café, la mamie, et l'a payé. Mon travail m'a pris deux minutes de plus : hiruak eta hogoi ta bederatzi dira (2). Elle est restée debout au comptoir pour boire en deux trois gorgées son petit noir. Les amoureux ne l'avaient même pas vue rentrer, tout occupés qu'ils étaient à se regarder l'un l'autre. Il faut dire que c'était une petite mamie, fine, menue et qui prenait peu de place en bout de comptoir. D'un petit geste elle m'a appelée pour demander :

- «Vous avez, ici, un endroit où l'on peut fumer ? Un petit local ou un bureau vide ?»

- «Mais non madame, c'est interdit de fumer à l'intérieur d'un lieu publique. Il faut sortir pour fumer !»


J'étais un peu interloquée par cette question que même un djeune, chevelu et provocateur n'aurait pas osé me poser et, sans réfléchir, j'ai ajouté :

- «Mais vous fumez encore à votre âge ?»

Je n'ai pas eu le temps de regretter ma question qu'elle me répondait :

- «Oui, un paquet par jour.»

Les amoureux se sont tournés vers elle, bouches ouvertes, visiblement ils n'étaient pas fumeurs et cela remettait en cause toutes leurs certitudes sur les méfaits du tabac. Moi, je ne pouvais pas m'empêcher d'enchaîner les questions :

- «Mais vous avez quel âge, madame ?»

- «Devinez !»

Je me trouvais déjà très familière et j'ai donc minimisé ma pensée.

- «Euh, 80 ans ?»

- «Vous dites 80 mais vous pensez 85 ans. En fait j'en ai 95.»

Les amoureux ont avalé trois mouches, et moi aussi. Elle, évidement, elle était fière de nous avoir impressionnés.

- «Je fume depuis le 24 décembre 1942. Un paquet par jour ! J'étais en Algérie lors de sa libération par les Alliés. Les Américains grands vainqueurs ont débarqué avec des tonnes de ravitaillement, tandis que les Anglais eux n'avaient que leurs rations militaires. Mon mari a décidé d'inviter ces derniers pour le réveillon. Ils sont venus avec la seule chose qu'ils possédaient, à savoir des Cravens A, et quand ils m'en ont proposé une, par politesse j'ai accepté. Et c'est comme ça que j'ai commencé à fumer à 28 ans. D'ailleurs je vais sortir pour m'en griller une petite !»

Il était hiruak eta erdi, punttu (3). J'ai posé mon torchon, laissé les tasses à café sur le comptoir, la taverne sait très bien se garder toute seule ; en fond sonore, les Beatles réclamaient de l'aide à quelqu'un, ils pouvaient bien se débrouiller eux aussi sans moi. J'ai donc fait une pause, les amoureux aussi. Nous l'avons rejoint dehors pour écouter la suite. Ma mamie du ciné n'avait qu'une crainte, c'était de perdre la tête. Alors elle lisait tout les jours le Monde en entier, pour garder l'esprit clair, cela lui prenait deux heures, sauf le mardi bien sûr puisqu'il y a le supplément économique qui la comble d'une heure de lecture en plus. Ordu bat gehio (4) que je me traduisais vite fait. Nous l'avons rassurée de suite, elle n'avait rien à craindre quant à ses capacités intellectuelles... mais je pense qu'elle le savait déjà. Cette appréhension effacée, elle nous parla de son plus grand regret.

- «J'ai dû abandonner ma voiture, mon fils ne veut plus que je conduise. C'est drôle, j'ai arrêté de conduire au 75ème anniversaire de mon permis. A cette époque nous étions seulement deux femmes à avoir le permis à Bayonne. Nous étions la risée de ces messieurs, mais je m'en fichais bien, j'étais indépendante.»

Les amoureux sont partis à regret, d'autres 7ème cieux les attendaient un peu plus loin.

Madeleine cigarettes.jpgNous sommes restées toutes les deux sur notre bout de trottoir, comme deux vieilles copines qui fument en douce en se racontant des histoires qui font rêver. Elle attendait des amis pour aller au cinéma voir Il Divo, un film pas facile sur Andreotti. Avant que ces amis ne la rejoignent je lui ai demandé son prénom. «Madeleine» m'a-t-elle avoué avec un grand sourire dans les yeux. Quand elle est rentrée dans la salle à laurek puntto punttoan (5), je n'ai pas pu m'empêcher de lui dire : «Attention Madeleine, il est interdit de fumer dans la salle !»

Je l'ai à peine vue à la sortie, mais ça m'étais égale, car... demain j'attendrai Madeleine, elle ira au cinéma, elle fumera une cigarette, et Madeleine, elle aimera ça !

 

  1. (1) : 3 heures et quart, 3 heures dix-sept

  2. (2) : 3 heures dix-neuf

  3. (3) : 3 heures et demi pile

  4. (4) : 1 heure de plus

  5. (5) : 4 heures pile, poil

Commentaires

Quinze jours de silence, nous étions très inquiets. Eh bien, bravo, nous voici bien plus que rassurés après ce superbe retour de notre Slowalie bien aimée !

Écrit par : Fan de slowalie | mardi, 20 janvier 2009

Monsieur ou madame fan de slowalie,
merci pour ce délicat commentaire mais Mamour et moi étions en panne d'ordinateur, pour vous faire patienter, je vous avez mis une jolie musique, là ci-dessous.
A très vite !

Écrit par : slowalie | mercredi, 21 janvier 2009

à mon avis, la deuxième femme à avoir son permis à cette époque devait être ma mère, et elle doit venir avec cette dame au cinéma à côté de chez toi. elle ne fume pas, mais elle s'est mise à Internet, et quand elle est là, manifeste ton autorité, car elle a des béquilles et a besoin de temps pour sortir de la salle.

Écrit par : txita | dimanche, 25 janvier 2009

Promis, je ferai très attention à toutes les dames qui ont des béquilles.

Écrit par : slowalie | dimanche, 25 janvier 2009

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